La créature ondulait sur le sol
de l’autre côté du mur. Célia, les yeux rendus aveugles par un foulard noir,
arma son arbalète à poulies au jugé. Elle ne pouvait compter que sur son ouïe
et les déplacements d’air auxquels elle était hypersensible pour localiser la
bête. Heureusement, le basilic faisait siffler sa langue entre ses dents,
trahissant sa position à intervalles réguliers. Célia s’était arrangée pour
attirer le monstre dans cette maison abandonnée dont elle avait appris
auparavant la configuration par cœur. Elle ne devait pas croiser le regard de
la créature sous peine de mort immédiate. Il approchait. Encore quelques
centimètres et sa tête apparaîtrait dans l’encadrement de la porte juste en
face d’elle. Il s’agissait de ne pas rater son coup. La jeune femme n’aurait
pas le droit à une seconde chance. Elle posa un genou au sol et cala son coude
sur l’autre pour ne pas trembler. Le carreau serait ainsi juste à hauteur de la
tête de la bête. Célia calma sa respiration et ralentit les battements de son
cœur. Il y eut un nouveau sifflement. Différent, menaçant. Elle était repérée.
La jeune femme appuya sur la détente. Le déclic aigu qui se fit entendre lui
arracha un cri de colère. L’arme s’était enrayée. Sans doute avait-elle mal
placé le carreau. Elle jeta l’arbalète et délogea le couteau caché dans sa
botte. Elle n’eut le temps que de positionner son bras en défense avant qu’un
soudain déplacement d’air lui indique que la bête attaquait. Quand les crocs
s’enfoncèrent dans sa chair, elle sut instantanément où planter la lame et
n’hésita pas une seconde. L’étreinte mortelle se relâcha et Célia resta un
moment immobile, les sens aux aguets, avant d’ôter le bandeau. La créature
reptilienne gisait au sol, le couteau dans la gorge, si l’on pouvait appeler gorge
la partie inférieure de la tête d’un serpent. Sans perdre une seconde de plus,
Célia enroula le foulard autour de son bras, s’aidant de ses dents pour serrer
ce garrot de fortune. Puis, elle détendit ses jambes et s’assit, dos au mur.
Elle se sentait étrangement calme et sereine. Un sentiment de devoir accompli
la remplissait. Était-ce ce que ressentaient les soldats en tuant l’ennemi, en
sauvant leurs camarades alors même que la situation était désespérée et qu’ils
savaient pertinemment qu’ils ne s’en sortiraient pas ? Fermant les yeux,
Célia se vit courant sous une pluie de balles, son famas[1] à la
main. Elle avait toujours voulu être militaire. Drôle de métier pour une femme
avaient dit ses parents. Mais, elle s’était retrouvée enrôlée dans une autre guerre.
Une de celles dont elle n’aurait jamais osé imaginer l’existence, même abreuvée
de jeux vidéo et de séries américaines depuis l’enfance comme elle l’était.
Elle pensa alors à lui et regretta pour la première fois en quatre ans d’avoir
pris la main qu’il lui tendait ce soir-là. Mais elle était jeune. Elle avait
soif d’aventure et ce qu’il lui proposait était si extraordinaire. Elle avait
accepté sans hésiter. Et pendant ces quatre années, elle avait passé ses nuits
à ses côtés. Elle avait appris à l’apprécier, même s’ils se disputaient
constamment comme chien et chat. Elle avait, à chaque mission, tenté de lui
prouver, comme s’il était un sergent-instructeur, qu’elle n’était pas une
faible fille, qu’elle était G.I. Jane[2]. Quelle
idiote ! C’était à cause de sa fierté et de sa tête de mule qu’elle était
maintenant ici, affalée contre un mur dans une habitation en ruine, attendant
la mort, tandis que le poison du basilic s’infiltrait dans ses veines. Il lui
avait pourtant interdit de partir seule. Qu’avait-elle voulu prouver ?
Qu’elle pouvait se débrouiller sans lui ? Il n’y avait qu’à voir le
résultat. L’apaisement avait fait place à la colère. Maintenant, c’était la
détresse qui prédominait. Lui seul pouvait lui sauver la vie. À cet instant,
elle avait désespérément besoin de lui.
4 ans plus tôt
Célia écarta légèrement le lourd
rideau de toile sombre obscurcissant sa chambre. L’alarme de recul d’un
véhicule l’avait sortie de son sommeil. Il s’agissait, elle le voyait
maintenant par la fenêtre, d’un camion de déménagement qui s’engageait en
marche arrière dans l’allée de la maison adjacente. Cette demeure n’était pas
restée plus de quelques jours sans habitants. La jeune fille avait été très
triste d’apprendre, il y a un peu plus d’un mois, le départ de ses voisins,
même si les circonstances et quelques années avaient eu raison de son amitié
avec le plus petit des enfants, Théo. Ils étaient venus annoncer, à ses parents
et elle, leur déménagement prochain pour cause de mutation du père et, en un rien
de temps, ils avaient vidé la maison. Ils étaient partis sans laisser
d’adresse, sans même dire au revoir. La jeune fille en avait été blessée et voir
chaque jour depuis une petite semaine la demeure inoccupée en ouvrant les
rideaux lui pinçait le cœur. Mais ce matin, alors que Célia était toujours en
pyjama, la curiosité avait pris la place des regrets. Qui allait
s’installer ? Elle espérait que ce ne serait pas des retraités comme la
plupart des habitants du lotissement. Cette maison était une des plus grandes
de la rue. On pouvait dès lors supposer qu’une famille avec enfants serait plus
intéressée. Cependant, pour le moment, il n’y avait pas grand-chose à voir de
plus que le cheval noir au galop ornant le flanc de l’énorme semi-remorque.
Même depuis la fenêtre de sa chambre au premier étage, Célia ne pouvait plus
apercevoir le joli parterre de fleurs devant l’habitation. Elle laissa tomber
le rideau, déçue. Il serait temps d’aller jeter un œil plus tard lorsqu’elle
serait habillée et aurait contenté son estomac criant famine.
— Bonjour,
P’pa ! Bonjour, M’man ! salua-t-elle ses parents en dévalant les
escaliers.
Karine et
Matthieu Tallende saluèrent en retour leur fille unique de quinze ans.
— Tu te lèves
bien tôt, ce matin ! Tu te prépares pour la rentrée ? demanda
Matthieu.
Célia grimaça à
l’évocation de la rentrée scolaire qui aurait lieu dans trois jours. Autant
elle était excitée à l’idée d’entrer au lycée, autant elle était effrayée de ne
retrouver aucun de ses camarades de collège. Ayant choisi l’option musique,
elle avait été obligée de s’inscrire dans un lycée différent de celui
normalement fréquenté par les élèves de son quartier parce qu’on n’y enseignait
pas cette matière.
— Non, c’est le
camion qui m’a réveillée ! expliqua-t-elle.
Ses parents
étaient attablés devant un copieux petit déjeuner. Tartines grillées, beurrées
et bol de chicorée pour Matthieu. Petits pains sans gluten et café au lait pour
Karine. Comme tous les samedis matin, le paquet de céréales au chocolat était
posé près du bol orné de chats noir et blanc de Célia dans l’attente de son
lever. La plupart du temps, la jeune fille, adepte de la grasse matinée, se
levait trop tard pour prendre le petit déjeuner avec ses parents bien qu’ils ne
commençassent pas le travail de très bonne heure. Tous deux commerçants —Karine
dans sa librairie du vieux bourg, Matthieu dans sa boutique d’antiquités sur
l’avenue principale—, ils ne partaient qu’à neuf heures du matin, mais c’était
encore trop tôt pour leur fille.
— Ah oui, le
camion de déménagement ! Ils n’auront pas tardé à trouver acquéreur pour
leur maison en tout cas. Tant mieux pour les voisins, commenta Karine en
beurrant un petit pain.
Elle appelait
toujours les anciens habitants « les voisins » alors qu’il y avait un
mois qu’ils ne l’étaient plus. Ce qui fit sourire Célia. L’adolescente espérait
sans trop y compter que les nouveaux venus incluraient quelqu’un de son âge, de
préférence un garçon, si possible mignon. Ou plutôt non, un garçon plus âgé
qu’elle. Elle avait bien vu à quel point les filles étaient matures plus vite
que les garçons. Il n’y avait qu’à regarder son meilleur ami pour en être
persuadé. Jérémy était surnommé Choco, non pas parce qu’il se gavait de gâteaux
au chocolat, mais parce qu’il était aussi blond que les poussins de Final
Fantasy[3], les
Chocobos. Ils s’étaient rencontrés plus de cinq ans auparavant. Reconnaissant
instantanément la musique qui s’échappait des haut-parleurs de la console
portable rose, le garçon s’était approché alors que Célia jouait à la Nintendo
DS, assise sur les marches du perron.
— Hé, c’est à
« FFTA2[4] »
que tu joues ? Moi, je l’ai déjà terminé.
Célia n’avait
pas levé les yeux, trouvant d’emblée le petit garçon prétentieux et malpoli
d’oser ainsi la déranger en pleine partie. D’autant plus quand il avait fini
par s’installer à côté d’elle et s’était imaginé pouvoir lui donner des
conseils tactiques. Elle l’avait d’abord rabroué, mais il ne s’était pas
démonté. Elle lui avait finalement souri en s’apercevant que ses préconisations
portaient leurs fruits. Ça avait été le début d’une solide amitié même si elle
s’était en fin de compte renforcée sur des selles de vélo à travers la ville
plutôt que devant un écran de console. Néanmoins, le surnom trouvé à ce propos
était resté.
Leur petit
déjeuner terminé, les parents de Célia déposèrent chacun leur tour un baiser
sur la joue de leur fille alors qu’elle finissait ses céréales.
— À tout à
l’heure, chérie ! lui glissa sa mère qui rentrerait pour le repas de midi.
La jeune fille,
la bouche pleine, se contenta d’un grognement en réponse.
*
**
— Viens, on va
jeter un œil par la fenêtre, le somma Célia.
— Si on se fait
choper, on…
— On fera comme
si de rien n’était et on se présentera comme les voisins, Choco. T’inquiète !
En ce début d’après-midi,
Célia avait été fort étonnée de constater que le camion était parti. Pourtant, vu
la taille de la semi-remorque et celle de la maison, il devait falloir un
certain nombre de meubles pour les remplir l’une comme l’autre et il était
vraiment surprenant que tout soit déjà terminé. Célia avait insisté, dès que
Jérémy l’avait rejointe après le déjeuner, pour qu’ils aillent jeter un œil au
déménagement en cours quand le garçon lui avait annoncé :
— Quel
déménagement ? Y a personne chez les voisins !
— Quoi ?
s’était étonnée Célia. Mais…
Ne finissant
pas sa phrase, elle avait enfilé ses tennis et était sortie voir, son meilleur
ami sur les talons.
Célia
s’approchait maintenant de la fenêtre jouxtant la porte d’entrée. Posant ses
mains de part et d’autre de son visage pour éliminer les reflets du lourd
soleil d’été, elle regarda à l’intérieur. La jeune fille se souvenait que cette
pièce avait été utilisée comme salon par les précédents habitants, mais
aujourd’hui, celle-ci était entièrement vide.
— C’est
bizarre, il n’y a pas de meubles.
— Ils ont
peut-être tout laissé dans l’entrée, tenta Jérémy.
— Oui,
peut-être, admit Célia, dubitative. Viens ! Par la porte-fenêtre de la
terrasse, on verra mieux.
— Tu déconnes, Cé’ ! On va pas aller dans le jardin.
Pour toute
réponse, Célia se dirigea vers la porte d’entrée et frappa deux coups secs.
Puis elle tendit l’oreille à l’affût du moindre mouvement à l’intérieur.
— Tu vois ?
Il n’y a personne. Viens !
Tirant son ami
par la manche, elle descendit les marches du perron et, passant sous la
tonnelle sans se soucier le moins du monde d’être aperçue, ouvrit le petit
portillon de bois séparant l’avant de la maison du jardin. Même si Choco devait
souvent se faire prier et faisait d’abord son peureux, il finissait toujours
par suivre Célia dans les aventures dans lesquelles la curiosité légendaire de
la jeune fille les emmenait. Le courage et la rébellion contre les règles de
Célia avaient depuis le début fait l’admiration du garçon qui parfois se
demandait si elle était vraiment une fille. En tout cas, quand ses camarades de
classe le charriaient de traîner avec elle, il balayait la remarque d’un revers
de main, n’en ressentant aucune honte. Il s’amusait beaucoup plus avec Célia
qu’avec tous ses copains.
La jeune fille
regarda par la fenêtre et découvrit cette fois, en travers de la pièce, un
immense canapé en cuir devant lequel était posé un tout aussi immense emballage, sur lequel était imprimée l’image noir et blanc d’un écran plat.
Par la double ouverture séparant ce futur salon de la pièce adjacente, on
pouvait en effet distinguer quelques cartons, disposés les uns sur les autres.
Il y avait également une penderie portative typique de celles qu’utilisent les
déménageurs dont le rideau protecteur mal fermé laissait entrevoir une armada
de chemises et de vestes masculines.
— Je crois que
c’est un monsieur célibataire qui a emménagé. C’est bizarre qu’un homme seul
achète une si grande maison, tu ne trouves pas ?
— Il compte
peut-être se dégotter une poule et faire bientôt une armée de poussins,
plaisanta Choco.
Célia leva les
yeux au ciel et ne releva pas. Le garçon s’était assis et faisait mine de
s’ennuyer à mourir.
— Bon,
OK ! Qu’est-ce que tu veux faire ?
Il l’observait depuis la fenêtre. Elle était ravissante. Une
petite poupée de porcelaine au teint rosée et aux longs cheveux blond vénitien
ondulés. Mais une poupée qui ne semblait manquer ni de courage, ni de jugeote. Tant mieux, la chasse n’en serait que plus
attrayante. Il avait hâte de la cueillir comme la jolie fleur en pleine
éclosion qu’elle était. Mais patience ! Il avait
une nouvelle ville à explorer d’abord, et, dès le coucher du soleil, il sortirait d’amuser un
peu.
*
**
Célia se
retourna pour la centième fois dans son lit de draps roses. Demain était le
jour de la rentrée des classes et l’anxiété l’empêchait de trouver le sommeil.
Elle avait vérifié à dix reprises si son réveil était bien programmé même si la
journée ne commençait qu’à dix heures et que l’alarme ne serait sans doute pas
nécessaire. Arriver en retard le premier jour serait honteux. Elle n’avait pas
besoin de se faire remarquer dès la rentrée. Le trajet avait été également revu
dix fois. Comme elle n’allait pas au lycée du quartier, elle était obligée de
prendre le bus de ville pour s’y rendre et avait un changement à effectuer au
centre-ville. Alors qu’elle se retournait encore sans arriver à fermer l’œil,
Célia arracha les draps, excédée, et se leva. Se dirigeant vers la fenêtre,
elle en écarta le rideau. À sa grande surprise, il y avait de la lumière dans
la maison voisine. Plus exactement dans la pièce qui avait été la chambre de
Théo et dont la fenêtre au premier étage faisait face à celle de Célia. Une
large pleine lune éclairait la nuit et la jeune fille mit un instant à
distinguer l’intérieur de la chambre. Les rideaux n’étant pas tirés, elle put
discerner une personne dans la pénombre. Assise de profil, elle avait les
jambes tendues et les pieds posés sur le bureau devant elle, maintenant la
chaise en un équilibre instable. Elle semblait plongée dans la manipulation
d’un objet indéterminé quand son regard se porta soudain sur la fenêtre. Célia
lâcha instantanément la tenture et se jeta sur le côté, le cœur battant à tout
rompre. Avait-elle été vue, espionnant ses voisins à trois heures du
matin ? Si elle croisait cette personne désormais, elle ne saurait plus où
se mettre. D’autant plus qu’elle ne savait pas vraiment de quoi elle avait
l’air, ni même si c’était un garçon ou une fille. Célia repensa aux vêtements
qu’elle avait aperçus dans la penderie trois jours plus tôt. Uniquement des
habits masculins. Mais peut-être d’autres affaires étaient-elles arrivées dans
les jours suivants sans qu’elle s’en rende compte. Elle avait passé ses
derniers jours de vacances à faire du vélo avec Choco, profitant de ces ultimes
instants de liberté avant la rentrée. La rentrée justement. Elle aurait lieu
dans moins de sept heures et il fallait que Célia essaie de dormir un peu, si
elle ne voulait pas avoir l’air d’un zombie demain matin. Elle se leva pour
regagner son lit, mais la curiosité la poussa à jeter un dernier coup d’œil
vers la fenêtre. Elle écarta délicatement le tissu du rideau, juste assez pour distinguer la maison voisine avant de le laisser
retomber aussitôt. Il — car c’était bien un garçon, elle en était sûre
maintenant — était penché sur le rebord de sa fenêtre ouverte, le regard fixé
sur celle de Célia.
[1]
Fusil d’Assaut de la Manufacture d’Armes de Saint-Etienne, utilisé par les
militaires français.
[2]
En français : « A armes égales », film de Ridley Scott avec Demi
Moore et Viggo Mortensen.
[3] Saga vidéoludique dont les chocobos, des poussins
géants, sont des personnages récurrents